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Le quart d'heure du quatre-heures cinématographique et autres douceurs
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  • "Le quart d'heure du quatre-heures cinématographique et autres douceurs" regroupe des analyses, critiques, récits, points de vue personnels sur le cinéma, le théâtre et l'art. A lire avec un thé ou un chocolat chaud.
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7 mai 2012

"L'Anglaise et le duc" (2001), Eric Rohmer

421990_10150642237794507_656219506_8909668_730755737_nEric Rohmer, figure de la Nouvelle Vague et critique aux Cahiers du Cinéma, se distingue par une signature esthétique souvent réaliste et poétique, comme ses Contes des quatre saisons (un film par saison) réalisés dans les années 1990. Dans L'anglaise et le duc (2000), Eric Rohmer explore le genre historique en adaptant à l'écran les Mémoires de Grace Elliot. Dans la séquence projetée, celle-ci (interprétée par Lucy Russel) qui s'est réfugiée à Meudon, obtient l'autorisation de retourner à Paris sous prétexte de veiller sa mère mourante mais qui est en fait un subterfuge pour se rendre chez une amie. Ce voyage lui permet de découvrir l'ampleur de la révolution sanglante à Paris, dont elle peut être la cible à cause de sa classe sociale. Ce qui frappe immédiatement dans cette séquence est le choix de mise en scène, expliquée par Eric Rohmer en janvier 1999, qui repose en grande partie sur des images numériques qui produisent un effet de tableau 2D, de manière peu habituelle et réaliste (et peut-être plus chez les spectateurs de 2012). Toutefois, on peut dire que cette mise en scène peu réaliste peut "convenir au sujet" d'une reconstitution historique ; pourquoi ? Pour y répondre, nous verrons que ce choix de rupture esthétique est en adéquation avec le fond.

I/ Une rupture visuelle et esthétique...

La rupture esthétique, sorte de signature, de ce film repose sur un choix de mise en scène déterminant : le recours à l'image numérique pour reconstituer les décors extérieurs (paysages de Meudon, lieux historiques parisiens). Or, les images numériques, où sont intégrés des éléments non numériques, donnent un effet de tableaux de peintures ou de décors en papier qui peuvent être considérés comme réalistes au regard de la peinture, mais qui ne le sont plus au cinéma. Les architectures apportent un effet 2D, de surface plane, alors que les paysages (arbres, ciel...) ressemblent à ceux de la peinture classique.

Si la matière de l'image fait écho à celle d'un tableau de peinture, le travail sur la composition de l'image renvoie aussi à cet art. En effet, la picturalité renforce l'idée de tableau. Elle se voit à travers le travail sur la couleur (palette ôcre dans la cour à Meudon, intérieurs et costumes bleus, verts et marrons lors de la scène de l'appartement de l'amie) et sur la disposition des éléments. Par exemple, lors de la scène dans le bureau du département de Paris, la composition rappelle celle de peintures flamandes, à cause de la posture figée des personnages (dont l'un écrit) qui sont très près d'une fenêtre qui laisse pénétrer une lumière enveloppante et attirant le regard du spectateur sur ce qu'il se passe au centre. Ces poses et cette picturalité renvoient aussi à un autre art où l'on mentionne le tableau comme figure de mise en scène : le théâtre et notamment le drame théorisé par Diderot. Dans cette séquence, comme dans les théories des "Lumières", les postures très stylisées qui peuvent se figer (les deux femmes dans l'appartement parisien) apportent ainsi une dimension dramatique et symbolique, comme un arrêt sur image qui mettrait le temps en suspens.

Cette dimension théâtrale se répercute parfois sur le jeu des comédiens, notamment les deux domestiques de Meudon et la servante de l'amie parisienne, qui ont une tendance à exagérer, plus particulièrement en parlant fort. Cet aspect semble aller de pair avec la dimension visuelle en 2D. En effet, la parole ne peut se propager dans un monde en 2D, d'autant plus qu'elle est étouffée par une atmosphère sonore (foule et basse cour), un peu comme dans le contexte révolutionnaire où une voix a du mal à se faire entendre, ou à ressortir, dans la masse parce qu'elle ne peut se propager. Par le son et l'image, on remarque alors que l'esthétique de ce film repose sur un jeu entre la surface (2D) et la profondeur (3D) qui est à l'origine d'un certain inconfort chez le spectateur.

Au premier abord, on pourrait penser que Rohmer a fait une erreur en imputant une notion de "vraisemblance" aux images numériques puisque cela ne produit pas l'effet escompté. Toutefois, ce choix de mise en scène, qui est celui d'une rupture, n'est pas forcément "à côté de la plaque" puisqu'il y a une certaine adéquation avec le sujet.

II/ ... au service d'un sujet de ruptures

Un jeu entre la surface et la profondeur a été mentionné précédemment concernant l'esthétique de cette séquence. Or ce jeu de surface/profondeur se manifeste aussi chez Grace Elliot qui se sauve grâce aux apparences. En effet, elle joue sur plusieurs tableaux pour se déprêter de situations en sa faveur : son identité et sa nationalité (d'une part elle prône son amour pour la France qu'elle considère comme son propre pays et d'autre part, menacée par un révolutionnaire, elle se défend d'être anglaise) ainsi que sur la raison de son retour à Paris (officiellement pour veiller sa mère malade et officieusement pour aider une amie). Toutefois, Grace n'est pas uniquement un personnage de surface et d'apparence.  Elle l'est en public mais dans les espaces intimes (son fiacre, l'appartement de son amie) Grace laisse éclater ses émotions et sa révoltes, mises en valeur par un son atténué qui permet de mieux l'entendre pour dramatiser la situation.

La rupture esthétique du film est également en adéquation avec la rupture du sujet : celle de la Révolution Française fondée sur la confrontation des classes. Le jeu de la 2D et de la 3D permet d'isoler régulièrement Grace, seule à Meudon, parmi les hommes et dans son fiacre. Les plans qui la montrent dans ce fiacre présentent un effet de sur-cadrage avec les bordures de la fenêtre qui l'isole doublement. Ainsi, Grace est un personnage isolé, enfermé qui de son fiacre réel (3D) ne se mélange pas aux gens de la rue (monde extérieur en 2D) et qui mène son combat seule. Le fait qu'elle soit souvent dans un environnement en 3D (fiacre, intérieurs) la valorise (contrairement à la foule), ce qui devient un repère pour le confort du regard spectatoriel, facilitant la focalisation sur la protagoniste.

Ce film semble être en rupture avec l'esthétique générale de Rohmer. Pourtant son esthétique réaliste et pudique est bien présente. Son travail sur le temps le reste (malgré de nombreux fondus enchaînés pour accélérer le récit), ainsi que sur le dépouillement. De plus, la pudeur est présente sous une règle : celle de la bienséance. Ici, la révolution n'est pas sanglante mais suggérée (insert sur des pieds, tête coupée montrée rapidement) à contrario d'autres films d'époques qui ont exploité la violence et le massacre, comme La reine Margot de Patrice Chéreau. Enfin, la poésie demeure à travers la mise en scène picturale, presque immatérielle, des décors. Or paradoxalement, ce choix pictural peut être justifié par une réalité historique appartenant à une mémoire collective : la Révolution Française n'a pour témoignages que des peintures ou dessins et des écrits. Les visages historiques de cette révolution n'ont jamais été et ne seront jamais ceux de visages capturés par un appareil photographique ou une caméra.

 

Si le choix de mise ne scène, fondé sur des images numériques, peut paraître surprenant dans son résultat et de la part de Rohmer, il n'en demeure pas moins que l'on peut considérer ce choix comme judicieux et révolutionnaire. Les ruptures esthétiques entre surface et profondeur sont en adéquation avec celles du sujet et permettent de valoriser Grace. Enfin, l'effet peinture de l'image renvoie à la réalité historique des traces de cette révolution : des dessins, peintures et écrits. Or Rohmer respecte bien cette réalité en adaptant ces mémoires dans une mise en scène picturale.

Pauline Pécou

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