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Le quart d'heure du quatre-heures cinématographique et autres douceurs
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  • "Le quart d'heure du quatre-heures cinématographique et autres douceurs" regroupe des analyses, critiques, récits, points de vue personnels sur le cinéma, le théâtre et l'art. A lire avec un thé ou un chocolat chaud.
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7 mai 2012

Analyse comparative : "Le Petit César" (Mervyn Le Roy) et "La rue rouge" (Fritz Lang)

Sources : cours, La norme et la marge de JL Bourget, sites du cinéclub de Caen, de dvdclassik.com et de arkepix.com

images-2Dans son ouvrage sur le cinéma « classique hollywoodien », Jean-Loup Bourget écrit que le film criminel constitue « une nébuleuse dont les contours son mal définis » avant d'ajouter que « deux formes cardinales peuvent être [toutefois] repérées et identifiées, l'une dans les années année (le film de gangster), l'autre dans les années quarante et cinquante (le film noir), même s'il est vrai que ces deux formes s'hybrident et d'interpénètrent, et aussi qu'elles ont l'une et l'autre des précurseurs ou des précédents, parfois lointoins. Il n'en reste pas moins, qu'elles se cristallisent à deux époques différentes, l'un située au seuil du classicisme hollywoodien, l'autre plus proche de son lent déclin ». Afin de mettre en lumière cette citation, nous nous proposons d'étudier le film noir La rue rouge (1945) de Fritz Lang au regard du film de gangster Le petit Cesar (1930) de Mervyn LeRoy dans lesquels le même acteur, E.G. Robinson, campe des anti-héros tragiques du début des années 1930 condamnés à la déchéance, à la fois semblables et différents. Comment cette transition s'opère-t-elle ? Pour tenter d'un répondre, nous verrons en quoi Ricco (Le petit César) et Chris (La rue rouge) sont des héros tragiques, ambigüs et sombres qui s'hybrident.

 

Dans Le petit Cesar et La rue rouge, les protagonistes sont des anti-héros tragiques. Ils sont des anti-héros parce que qu'ils sont bien loin d'être moraux et s'ils subissent l'échec comme leur antithèse ils demeurent des « râtés ». Ils sont aussi tragiques parce qu'ils pensent échapper à leur destin fatal mais c'est en voulant y échapper qu'ils le réalisent. Ricco croit pouvoir s'élever de l'anonymat en conquérissant la ville en tant que gangster mais, alors qu'il veut se différencier de ses pairs, il reproduit le même schéma : il est trahi et retombe dans le caniveau. De son côté, Chris, qui peut être vu comme une victime, pense échapper à son destin en rencontrant Katherine March mais cette rencontre le confortera dans sa solitude et dans l'échec amoureux. La dimension irrémédiable de ces parcours s'illustrent dans une narration linéaire qui montre l'ascension (ascension sociale de Rico et ascension dans un bonheur illusoire chez Chris) et la chute (chute dans la rue) pour les deux personnages. Cette linéarité s'accompagne d'un rapport particulier avec le temps. Par exemples, on retrouve le motif de la montre dans les deux films qui est comparable à un objet empoisonné. La chute de Ricco commence le lendemain ou quelques jours après qu'on la lui ait offerte lorsqu'il se fait tirer dessus en pleine rue. La rencontre fatale de Chris avec Katherine se fait dans les heures qui suivent. Dans ces deux cas, on a l'impression qu'avec l'apparition de la montre commence un compte à rebours irréversible vers la chute. Toutefois, le montage du Petit César hâché, rapide, ponctué de quelques cartons et de nombreuses surimpressions, accélère la trajectoire de Ricco même si elle prend plusieurs années tandis que celui de La rue rouge donne un rapport au temps plus douloureux, lent et inéluctable qui commence au printemps pour s'achever en hiver.

Si Ricco et Chris entretiennent un rapport étroit avec le temps qui est synonyme de chute, il est toutefois différent. En effet, Ricco est un homme d'une trentaine d'années qui regarde vers l'avenir où tout lui semble possible. Il est au seuil de la réussite comme le film lui-même est au seuil du classicisme hollywoodien. A contrario, Chris, du haut de ses cinquante ans, est situé sur le déclin de sa vie, ce qui est accentué par le fait que son patron le remercie pour ses vingt-cinq ans de bons et loyaux services, comme s'il était au seuil de la retraite. Au début du film, son regard ne se tourne pas vers l'avenir mais bien vers le passé. Il est emprunt de la nostalgie du temps qui passe et en dresse le bilan : il n'a jamais été aimé. Or, toute sa trajectoire va découler de ce regret, voire de cette frustration. On voit donc que ce qui distingue Ricco de Chris est son accès à la réussite. Ricco domine la ville tandis que Chris n'a pas cette chance : il est condamné à l'anonymat et à l'échec total.

Dans ces deux films, la mort est associé à l'amour. La chute de Ricco est due à son « hubris » (J.-L. Bourget) – montré souvent avec humour - , soit un amour mégalomane envers lui-même jusqu'au jour où il se rendra compte que cet amour l'a perdu, ce qui est illustré par les plans où son visage flou s'approche de Joe, montrant qu'il a perdu ses repères. Cet amour est tellement grand qu'il ne peut pas ou ne veut pas en éprouver pour quelqu'un d'autre. Il le dit lui-même : « l'amour, de la guimauve ». Contrairement à Rico, dans La rue rouge, les personnages ne voient pas le danger de l'amour comme alinéation. Katherine March est aliénée par Johnny (« je suis follement amoureuse ») et si sa raison lui dit de s'en détacher, elle n'y parvient pas. Elle va être dépossédée de tout jugement moral envers Chris tandis que ce dernier, par aliénation, va tout perdre. La fin qui réunit les deux amants dans la mort, ce qui hantera Chris, est similaire à celle des héros tragiques, comme Roméo et Juliette.

Ricco et Chris sont des héros tragiques condamnés à la chute dans le caniveau par un aveuglement qui leur donne une dimension ambigüe.

75478588_pL'ambiguïté des personnages vient de leur propres contradictions et le jeu sur les apparences, sur ces « could be » (Johnny). Dans Le petit César, Ricco oscille avec excès entre la norme et la marge de la société. De son côté, Chris entre dans la norme sociale. Il a un travail stable, est marié et respectable. Son ambiguïté se traduit davantage au niveau de la surface et de la profondeur : son apparence lui donne tout d'un homme inoffensif tandis qu'en profondeur des pulsions l'animent. Toutefois, ces deux films se rejoignent sur le thème de l'argent comme pulsion qui mène à un engrenage pervers. Cet argent permet aux gangsters de devenir quelqu'un. Les amis de Ricco le dépensent dans des soirées légères et joyeuses dans des casinos autour d'alcool, de femmes et de cigares. Ricco ne le dépense pas dans ce faste (il ne boit pas par exemple pour être en meilleure possession de ses moyens) mais dans des costumes, des bijoux et un appartement qui symbolisent sa réussite. Dans La rue rouge, à part lors de la soirée de la première séquence et même s'il y a une dimension de flambe (la voiture et l'appartement), l'argent crée un engrenage, sur le modèle du capitalisme. Il ne s'écoule plus dans la joie ni dans la construction mais dans un gouffre, celui des bas-fonds où Johnny s'alcoolise et perd aux jeux, qui oblige Johnny et Kitty à demander toujours plus, comme le symbolise la scène où Johnny vole un oeuf, et à ne parler que de cela.

Ce changement de termes entre norme/marge et surface/prodondeur se fait par la démasculinisation de l'homme. Ricco est un dur à cuir un peu vulgaire qui n'a pas peur et qui se prend très au sérieux. Il sourit rarement, parle vite et de manière agressive. De son côté, Chris est un homme timide, supersticieux et asexué: la relation avec Katherine est platonique et il confesse qu'il n'a jamais vu de femme nue. Chris est une ombre – ce qui est confirmé par le premier plan où on le voit de dos dans un smoking noir – qui n'est jamais à sa place, qui n'a jamais su frapper mais très bien su encaisser. Au sein de son mariage, il vit dans les traces du fantôme de l'ex mari dont le portrait le surplombe et il prend le rôle de la femme de ménage avec un tablier à fleurs tandis que sa femme castratrice prend le rôle de l'homme qui donne des ordres, ce qui fait de lui un saint au regard du halo de lumière au-dessus de sa tête dans le salon. Avec Katherine, il ne parvient pas à prendre la place de l'amant que campe Jonnhy et il endosse aussi des traits féminins : il reconnaît qu'il n'a aucune autorité, il tient le rôle de d'esthéticienne (scène du vernis à ongle) et il ironise sur le fait qu'il va prendre le nom de Katherine alors que la tradition est que ce soit la femme qui prenne le nom de l'homme. Chris est donc bien le « ramollo » pas assez malin que décrit Ricco, un « râté » comme il le dit lui-même, qui a « les foies », ce qui marque un parallèle avec la scène où Chris prépare du foie alors qu'il se fait injurier par sa femme sans rétorquer. D'ailleurs Chris n'est pas le seul à être un « ramollo ». L'ancien mari d'Adèle, un ex inspecteur, est un lâche qui lui aussi s'est fait castré tandis que Johnny est un minable qui dépense son argent dans la boisson et les jeux. Seul le patron patriarcal maintient son rôle d'homme : il a l'argent, les femmes et le respect. L'homme est démasculinisé, soumis à la régression et à l'infantilisation (musique de manège et « je me sens comme un enfant »), ce qui est d'autant plus frappant et symbolique parce que dans le cas de E.G. Robinson on s'attaque à une star qui s'est forgée grâce à ses rôles de gansters viriles. Auparavant aimante et assez lucide (la petite-amie de Joe et la mère de Antonio dans Le Petit Cesar), la femme, quant à elle, prend plus d'importance. Elle devient castratrice, vulgaire, idiote (« tu n'as jamais eu de jugeotte ») et manquant cruellement de culture (exemples de Cézanne et de Utrillo). Adèle est moqueuse, sadique et épie son mari à travers les jeux de portes qui s'ouvrent et se ferment et ne cesse de crier avec une voix stridente est énervée – qui la définit avant même que le spectateur ne la voit-, qui contrebalance avec le ton grave et calme de Chris. De son côté, Katherine est paresseuse (« lazy legs »), fume, boit, crache des pépins de raisin par terre, laisse la vaisselle s'accumuler et s'oppose à l'image positive de son amie Millie qui n'aime pas Johnny – elle le cogne d'ailleurs lorsqu'elle ouvre la porte lors de sa première apparition- parce qu'il « te plume et te bat […] il te transforme en trainée ». Katherine n'est pas une vraie femme fatale, comme la blonde pulpeuse du patron, même si elle séduit Chris et Janeway. Certes, elle manipule Chris jusqu'à sa ruine, lui parle mal ou se montre agressive, voire malsaine (« s'il était vicieux ou s'il m'ennuyait je l'aimerait mieux ») mais la plupart du temps c'est à cause de l'action néfaste de Johnny, comme le dira Chris, qui l'y force malgré son dégoût (scène du baiser où Chris l'embrasse pendant qu'elle fait la grimace). Au final, sa bêtise et son aveuglement la rendent aussi pathétique que Chris.

105659-004-3271C8DCSi les personnages sont pathétiques, c'est parce qu'ils sont soumis à des rapports conflictuels entre eux et en eux qui sont rendus plus vicieux par le jeu des apparences et du conformisme. Dans le trio amoureux, on assiste à des rapports conflictuels de sado-masochisme, Katherine avec Johnny et Chris avec Katherine, où chacun domine l'autre et où aucune relation n'est réciproque. La relation entre Johnny et Katherine est similaire à celle entre un maquereau et une prostituée. Ce dernier la frappe, l'insulte et lui réclame son argent tandis que cette dernière, qui fait le trottoir, est associée à « Scarlet », prostituée de Babylone dans l’Apocalypse de Jean, et à « Kitty » (chatte) qui apporte une dimension sexuelle confirmé par les nombreuses scène en tenue légère d'intérieur, tout en étant un jeu de mot sur le titre du roman La chienne dont le film est adapté. Quant à Chris, il est dès le départ « coincé » et porte un regard assez critique : «  peu de gens parlent de cette façon alors on le garde pour soi, on tourne en rond et tout est refoulé », ce qui n'empêchera pas que sa position de soumission va développer chez lui des frustrations bien dissimulées sous son apparence d'homme ordinaire. La première frustration, dès le début du film, est de n'avoir jamais été aimé, or, sa rencontre avec Kitty se situe dans un contexte surprenant. Alors qu'il regrette de ne pas connaître la joie de son patron, aimé par une jeune femme, alors que nous sommes au printemps, il regarde dans la rue une passante puis tombe sur Katherine March (premier mois du printemps) dont il a le coup de foudre. Est-ce une manière de rendre l'histoire plus fluide ou est-ce parce que ce Chris était tellement frustré que inconsciemment il a transformé son rêve en réalité ? Et c'est bien là tout le problème de Chris : rêve et réalité s'interprénètrent chez lui. On le voit dans sa rejet et sa jalousie envers Johnny mais surtout dans ses peintures. Ces dernières transfigurent le réel parce que Chris est incapable de voir la réalité (Adele : « tu es aveugle ? »), ce qui se matérialise par son impossibilité de rendre compte d'une perspective, et par le fait qu'il se chache longuement les yeux après avoir frappé Johnny – ce qui l'empêche sans doute de voir le visage de l'agresseur – et qu'il n'entend probablement rien (ce que la bande sonore laisse penser) lors de la première rencontre. Or, quant cette réalité lui arrive de plein fouet, il sombre dans la folie, marquant un parallèle avec Ricco qui sombre aussi dans un état psychotique lorsqu'il se rend compte qu'il va tout perdre.

L'ambiguïté des personnages est due à des pulsions de folie, de meurtre, de violence qui s'inscrivent dans une atmosphère sexuelle comme des animaux, motifs assez récurrents que ce soit dans les chevaux du papier peint de Kitty ou le zoo peint de Chris. Si le code Hays a autorisé ce film à sortir, d'autant plus que la justice y échoue que ce soit avec la condamnation d'un innocent ou d'un inspecteur qui a été corrompu dans les bars clandestins, c'est parce que Fritz Lang a accentué une vision pessimiste et sombre dans laquelle la culpabilité est le pire des châtiments.

 

Si le début de La rue rouge se caractérise plutôt par un style réaliste, elle est ponctuée d'éléments sombres qui s'amplifient au fur et à mesure ou par un ton joyeux qui est contrebalancé par la gravité. Le début du film en est l'exemple même : sur un fond de musique de manège, un policier siffle tandis qu'un homme en noir avance dans un couloir pour transmettre un message qui va être chuchoté discrètement à l'oreille de l'intéressé. Le climat y est angoissant alors qu'il n'y a pas lieu. Ensuite, Chris rentre chez lui dans les rues sinueuses et désertes de New-York, tard dans la nuit – comme dans le tableau inquiétant qui sera exposé -, rencontre un policier et voit au loin une bagarre. Or cette bagarre, si elle est préparée par un champ/contrechamp entre Chris et ce qu'il voit pour susciter la curiosité, n'est pas vraiment inquiétante. L'esthétique de cette séquence et dans celle qui va suivre sont plus tournées vers le thème de la rencontre, qui est mise en scène par une musique sentimentale et par une éclairage dense qui met en valeur les visages des personnages comme dans le cinéma classicique, que vers la bagarre. Certes, des indices noirs vont appparaître : ils boivent dans un bar vide dans lequel passait du Ella Fitzgerald mais surtout ils vont se mentir – Chris mentant plus par omission - , chacun voulant croire ce qu'il dit ou ce que l'autre dit pour devenir quelqu'un d'autre ayant plus de valeur, le mensonge étant symbolisé par Katherine qui ne récusse pas être une actrice et la honte de sa condition par son attitude méprisante envers la vieille femme de ménage. A partir de là, il est impossible d'accéder à la vérité même si elle est parfois soulevée, comme lorsque Katherine ironise sur la tête de Chris qui ressemble à un caissier ou que Janeway pense que l'auteur des toiles est un homme, ou que le mensonge est sur le point d'être anéanti, comme lorsque Johnny pense que Chris est un charlatan. Le mensonge devient un engrenage inextricable qui va conduire à des petits larcins : Chris en vient à voler sa femme et patron et à manipuler le feu Higgins dans une séquence noire, de nuit, éclairée par une simple lampe-torche, et qui se finit par le mot « meurtre » . Dans la scène avec le patron, qui a aussi une dimension louche, le climat est tendu, que ce soit par l'éclairage sombre qui permet de jouer sur les ombres et une musique inquiétante, que l'arrivée du patron, qui est d'abord une silhouette menaçante, accroît puis détend avec sa réplique « Just caught you in time », qui signifie à la fois « Je te prends la main dans le sac au bon moment » et « Je te mets la main dessus avant que tu ne partes ». La structure du film repose beaucoup sur des tensions avortées comme celles-ci, notamment dans le rapport entre Chris et sa femme. Par exemple, dans la scène dans la cuisine, le couteau couvert de sang devient menaçant et annonce le meurtre, ou lorqu'il lit l'article annonciateur d'un mari qui a tué sa forme ou lorsqu'il dit à Katherine « Il pourrait arriver quelque chose », par rapport à Adèle.

images-1Le meurtre de Katherine par Chris est instauré dès le début du film par un climat angoissant où chaque occasion de Chris de se retourner contre sa femme ou sa maîtresse est avortée, comme lorsqu'il apprend que Katherine a vendu ses toiles, et aussi par les nombreux échos au meurtre (lecture d'un fait divers qui s'achève par le trait ironique « on n'a aucune chance avec les inspecteurs de New York » qui souligne par la suite et comme dans Le Petit Cesar la fièvre de la presse pour les crimes ; Johnny qui dit avec cynisme à Millie « tu pourrais te faire écraser par un tramway ») . Ce climat angoissant des films noirs apparaît déjà dans Le Petit Cesar où la première scène se passe dans une quasi-obscurité dans une pompe à essence le long d'une rue déserte où il ne peut y avoir aucun témoin. Si les meurtres des gansters sont spectaculaires par leur quantité, l'effet est amoindrie par leur dimension quotidienne. En revanche, celui de La rue rouge est effroyable parce que, même si le spectateur est plongé dans une esthétique noire et qu'il se prépare donc à ce paroxysme, il est dû au hasard. Effectivement, lorsque Chris surprend Katherine et Johnny, le disque rayé, que le spectateur connaît déjà puisqu'il correspondait à la découverte de la lettre de Chris par Johnny déclenchant la machination, se dérègle pour annoncer le dérèglement psychique de Chris qui va alors dans un bar pour boire, hanté par la voix de Kitty. Pourtant, lorsqu'il revient, restant pendant quelques secondes derrière la porte et augmentant ainsi la tension, il veut se remettre avec Katherine qui l'a pourtant trahi. Jusqu'à présent, dans le film, il avait éprouvé des pulsions meurtrières pour sa femme et Johnny (« je voulais le tuer »), c'est lorsque Katherine insulte Chris dans une crise d'hystérie que ce dernier fait tomber malencontreusement le pic à glace de Johnny qu'il ramasse, et pris par une folle pulsion il se jette alors sur elle pour lui assener des coups. On peut noter que l'arme du pic à glace n'est pas anodine : de part sa portée profonde, elle permet temporairement d'exorciser les passions profondes du meurtrier alors que le révolver de Ricco était beaucoup plus impersonnel.

Dans Le petit Cesar et dans La rue rouge, la trahison justifie la châtiment qui est pour Ricco, Katherine, puis Johnny, la mort. Dans La rue rouge, la descente aux Enfers s'illustre par une stylisation de l'image qui tend vers l'expressionnisme. Elle commence par le disque rayé. Après le meurtre elle se manifeste par un plan très contrasté où la silhouette noire de Johnny cassant un carreau prolonge la vision cauchemardesque du meurtre. Lors du procès, les témoins sont tous éclairés par un même cercle de lumière, comme sous les feux d'un projecteur, pour donner une dimension théâtrale qui met en valeur le mensonge. A son issue, Johnny est condamné à mort. On le retrouve dans le couloir dans un plan qui offre enfin une grande perspective, celle de la mort d'un innocent, thème qui apparaissait déjà avec le meurtre de Antonio dans Le petit César et qui apporte une dimension monstrueuse. Mais surtout, l'acmé de l'Enfer est mise en scène par une séquence où l'on retrouve Chris dans sa chambre d'hôtel éclairée par une enseigne qui cligote. Ce décor illustre le chaos intérieur du meurtrier : les cligotements, qui se calent sur les voix sorties d'outre-tombe et moqueuses de Katherine et Johnny, apportent une dimension irréelle, comme si les lumières étaient leur matérialisation, aliénant Chris qui va plonger dans la démence jusqu'à vouloir se pendre à un lustre. Ce lustre est d'ailleurs également montré par un plan expressionniste : montré très rapidement, il en devient menaçant et sa blancheur rend évidente l'unique possibilité de rédemption pour échapper au tribunal intérieur qui avait été annoncé par les prêcheurs dans la rue avant le meurtre et ensuite par un journaliste dans le train menant à l'exécution de Johnny. Le suicide est pourtant râté, symbolisant la vie râtée de Chris avant mais aussi après le meurtre. Parce que Fritz Lang ne cantonne pas la noirceur de son film au meurtre, il la prolonge jusqu'à la fin dans une vision noire où la culpabilité est pire que la mort, ce qui n'est pas la cas de Ricco qui n'éprouvera jamais aucun remords et persistera dans sa fierté excessive jusque dans la mort. Or Chris ne pourra échapper à cette culpabilité parce que même s'il tentera de se livrer à la police, elle n'en tiendra pas compte parce qu'elle le prend pour un fou. Cette culpabilité sera d'autant plus horrible que Chris doit la vivre seul, abandonné par des hommes - comme on le voit dans le plan final où la rue se désemplie –, ou du moins accompagné par les voix de ses démons intérieurs, et condamné à l'errance, comme dans la mythologie grecque, dans un chemin de croix (« Cross »).

Si le gangster du Petit Cesar et l'homme ordinaire de La rue rouge peuvent être comparés à des héros tragiques, ambigüs et sombres, ils se différencient toutefois. Si l'on retrouve des éléments noirs dans le premier (ruelle déserte, éclairage sombre, chute irrémédiable vers la mort), on ne peut pas dire que qu'il est ancré dans une esthétique noire que l'on retrouve dans La rue rouge. Ce film est construit sur une angoisse grandissante rendue possible par un contexte de mensonge, de manipulation, de trahison et de pulsions meutrières. Si Ricco a la gâchette facile et s'il est parfois méchant, sa personnalité est assez lisible et se cantonne au niveau des criminels professionnels. Or chez Chris, le mal est présent à l'intérieur. Fantôme dans le sillage de l'ancien mari de Adèle et dans celui de Johnny, il est cantonné au rôle de l'homme râté qui se fourvoit sur la réalité qui l'entoure jusqu'à ce que celle-ci lui explose au visage, le conduisant au meurtre puis à la culpabilité éternelle, poursuivi par les fantômes de Katherine et de Johnny, dans une esthétique expressionniste qui permet aux décors d'illustrer ses états-d'âme. Le Petit Cesar reflétait une certaine réalité de la violence criminelle aux Etats-Unis, exacerbée par la Prohibition, et la croyance au rêve américain selon laquelle, paradoxalement au regard du mythe du héros tragique, l'homme est le seul maître de notre destin, dans une socitété d'un capitalisme sauvage – thème que reprend La rue rouge. Au contraire La rue rouge tout en s'inscrivant dans les thèmes obsessionnels propres à Fritz Lang (l'innocence, la culpabilité et la justice) – qui d'ailleurs met un peu du sien dans ce film - exprime les symptômes de la Seconde Guerre Mondiale qui a mis en lumières les pulsions freudiennes de monstruosité en chacun de nous, tout en provoquant un un désenchentement du monde (« les gens n'ont plus de goût, plus de perspectives »), le refus de voir la réalité et une impossibilité à dire, comme Chris qui s'aveugle et qui bégaie, qui annonce l'hermétisme du Nouvel Hollywood. S'il est peut-être trop exagéré de dire que la Seconde Guerre Mondiale a démasculinisé l'homme, on peut néanmoins dire qu'elle l'a rendu vulnérable, attirant ainsi la bassesse et la malchance, et l'a dépossédé de son identité, comme Chris l'est de sa femme, de sa maîtresse, de ses peintures et de son crime.

Pauline Pécou

 

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